La note 37 – août 2003
La délégation d’un service public[1] est un moyen pour les entreprises de concourir à la réalisation de missions relevant de l’intérêt général comme une occasion, pour les collectivités publiques, de faire appel au secteur privé. Cette association, qui est connue et fonctionne sous diverses formes depuis longtemps, ne manque pas de susciter, parfois, des interrogations sur d’éventuels conflits d’intérêts (public et privé). Le prétexte peut en être le rôle du commissaire aux comptes pour la certification des comptes produits par le délégataire du service public.
Pour mieux situer l’enjeu de ce débat, il faut rappeler les principales obligations comptables des délégataires de service public qui sont de natures différentes et en tirer les conséquences quant à l’intervention du commissaire aux comptes.
Les comptes annuels
Comme toute entreprise, le délégataire doit produire des comptes annuels qui sont tenus et présentés selon les règles habituelles du droit commun. Sur ces comptes annuels, les missions du commissaire aux comptes sont clairement définies par la loi et la principale est de « certifier que les comptes annuels sont réguliers et sincères et donnent une image fidèle du résultat des opérations de l’exercice écoulé ainsi que de la situation financière et du patrimoine de l’entreprise à la fin de cet exercice ». La raison de cette intervention est simple : le commerce est fondé sur la confiance et cette confiance est organisée. C’est que les différents interlocuteurs d’une entreprise ont besoin de connaître sa richesse réelle, que sa mesure est assurée par la comptabilité et qu’il s’agit de s’assurer que la mesure est bonne. En certifiant les comptes des entreprises, les commissaires aux comptes contribuent au maintien de la confiance dans le commerce.
Et le contrat de délégation de service public dont une entreprise est titulaire, puisqu’il est à l’origine de flux financiers lui revenant, entre dans la composition de son patrimoine qui n’est que l’ensemble des biens, droits et obligations d’une personne. À ce titre, le commissaire aux comptes est tout naturellement amené à s’intéresser à la valeur de ce contrat, mais seulement pour la part qu’il tient dans le patrimoine, c’est-à-dire son évaluation et pour son rendement, c’est-à-dire sa contribution aux résultats constatés.
Le rapport financier du délégataire de service public
Mais la qualité de délégataire de service public oblige aussi à produire un rapport financier annuel établi dans une tout autre perspective (article L. 1411-3 du code général des collectivités territoriales) : « Le délégataire produit chaque année avant le 1er juin à l’autorité délégante un rapport comportant notamment les comptes retraçant la totalité des opérations afférentes à l’exécution de la délégation de service public et une analyse de la qualité de service. Ce rapport est assorti d’une annexe permettant à l’autorité délégante d’apprécier les conditions d’exécution du service public. ».
Il s’agit ici d’évaluer le coût de la délégation du service (mesuré chez le délégataire, éventuellement pour la part le concernant) puis le coût du service (mesuré chez la collectivité organisatrice du service). Le principe de base du droit administratif est que le coût d’un service[2] doit être payé par les usagers et la connaissance des coûts permet de fixer les tarifs. Le compte rendu financier du délégataire de service public obéit ainsi à une logique bien différente de celle de la comptabilité privée (la mesure de la richesse) : la bonne administration de la dépense publique.
Comme ce rapport financier du délégataire ne relève pas de la sphère du commerce, le commissaire aux comptes n’est pas fondé à intervenir ; plus précisément, la loi qui prévoit et organise ses missions est muette sur ce point. Pour cette raison, la compagnie nationale des commissaires aux comptes a statué sur l’intervention relative aux comptes rendus financiers aux collectivités territoriales en indiquant qu’elle s’inscrivait dans le cadre d’un examen limité (cf. bull. CNCC n° 94, p. 326, n° 113, p. 181 et le guide de contrôle des SEML).
Des objets et donc des modes de confection différents
Et si l’on compare les objets respectifs des comptes annuels et du compte rendu financier du délégataire, l’on est amené à constater une apparente contradiction qui a été résolue par l’emploi de méthodes de confection différentes.
La définition même de la délégation de service public exige que le délégataire prenne à sa charge une part prépondérante du risque économique du service. Et le prix de ce risque est normalement le profit qu’il retire du contrat conclu. Mais bien souvent, du point de vue de la collectivité organisatrice, l’on va s’attacher aux termes mêmes de la loi et décider que le coût du service ne peut comprendre de bénéfice. Mais c’est faire fi du contrat passé dont le coût, pour l’usager, comprend normalement la rémunération du risque. Quant à connaître la part du bénéfice compris dans les tarifs pratiqués, l’on peut arguer du secret des affaires pour ne pas répondre à cette question.
La pratique a emprunté une autre voie pour éluder ces discussions. Elle consiste dans l’usage de méthodes différentes pour la confection des comptes annuels et du rapport financier du délégataire. C’est ainsi, par exemple – et non des moindres -, que le coût de financement des investissements nécessaires au service qui sont à la charge du délégataire peut faire l’objet d’une estimation dans le rapport du délégataire en fonction d’un taux et d’une durée qui n’ont qu’une valeur d’information, éloignée de la réalité juridique. Selon que le délégataire les aura financés par emprunts, par autofinancement ou par capital, son résultat sera différent et, dans certains cas, l’on constatera que le bénéfice n’est que le coût de financement des investissements. Sans qu’il soit besoin de pousser bien loin le raisonnement, l’on peut concevoir que les comptes annuels du délégataire soient bénéficiaires et que le compte de la délégation du service soit déficitaire.
Pour le commissaire aux comptes qui certifie les comptes annuels, il va de soi que la présentation de deux résultats pour une même activité (notamment lorsque l’entreprise a comme seule activité une seule délégation de service public), la position est délicate à tenir. Sur le plan de la pure technique, il est trop accoutumé à manier les règles d’évaluation pour n’en pas connaître les limites et savoir qu’il s’agit plus d’un art que d’une science exacte. Mais pour les tiers, la chose est différente car la comptabilité est souvent ressentie comme obscure et l’incompréhension peut produire un jugement sévère du censeur des comptes. Il importe donc, lorsque le commissaire aux comptes intervient sur le rapport financier du délégataire, qu’il le fasse en utilisant les termes appropriés de façon à éviter toute confusion dans l’esprit des lecteurs et à garantir sa sécurité.
[1] : Cette notion, introduite par la loi « Sapin » en 1993, vient de recevoir une définition dans la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 dite « MURCEF » : « Une délégation de service public est un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service. Le délégataire peut être chargé de construire des ouvrages ou d’acquérir des biens nécessaires au service. ».
[2] : Ce principe vaut surtout pour les services industriels et commerciaux (par exemple, la distribution de l’eau). Mais la pratique montre assez que les usagers ne suffisent pas toujours : les contribuables apportent aussi leur obole.