Billet 1998-11-19
Énoncer, même sous forme interrogative, que les comptables publics et privés pourraient ne pas se comprendre risque fort de contribuer à dénigrer ces professions. C’est que le commun des mortels, pour qui la comptabilité est obscure par nature, doit alors supposer qu’il n’est pas le seul… Et pourtant, si l’on s’accorde pour dire que la comptabilité n’est que la science (ou l’art ?) de compter l’argent, l’on voit mal comment les comptables, qu’ils soient publics ou privés pourraient ne pas s’entendre. Mais cette définition simple ne suffit pas et il faut, pour s’en convaincre, confier la parole aux praticiens.
Le comptable public fera alors valoir la grandeur et les servitudes de sa mission : « Je partage la grandeur du Prince car je suis à son service et aussi parce que j’exécute sa volonté qui ne peut sérieusement se manifester sans moi. C’est que je règne sans partage sur son trésor dont je conserve les clés et qu’il lui faut traiter avec moi pour tenir son rang. Lorsque le Prince me dit de compter 1.000 écus à tel courtisan et 10.000 à telle autre, j’exerce pleinement ma fonction et je débourse les fonds : en bon français, compter veut dire payer. C’est d’ailleurs là que le bât me blesse : nos nobles estiment indigne de leur état de manier ce vil métal qu’est l’argent et me méprisent pour cela. Les créanciers doivent aussi me solliciter fréquemment pour que je consente à accéder à leurs demandes : je dois m’assurer que la dépense a été bien acceptée en bonne et due forme sinon j’en suis pour ma bourse et il faut reconnaître que les instructions données ne sont pas toujours claires. Comme le Prince connaît ses classiques, il sait que sa puissance n’a qu’une aune : le montant des dépenses qu’il se peut permettre chaque année. Il est communément admis qu’un État est puissant s’il est riche et il n’est riche que de son peuple. Et je suis chargé, non seulement d’exécuter ces dépenses, mais encore d’en procurer les moyens : j’ai donc aussi la tâche de tondre le troupeau. Ainsi mon pouvoir s’exerce en faisant face à l’acrimonie du contribuable et les réclamations incessantes des courtisans et fournisseurs. ».
Le comptable privé résumera ainsi ses peines et labeurs : »Mon maître est un honnête et riche bourgeois occupé à bien ménager ses pécunes auxquelles il peut seul toucher en dévidant le fil de ses nombreuses affaires bien embrouillées. Il m’a chargé de mesurer l’étendue de sa fortune et je le fais régulièrement et laborieusement : c’est qu’il veut connaître non seulement l’état et la composition de son bien mais aussi s’il s’est appauvri ou enrichi durant l’année et de quelle façon. Pour ce faire, je dois me livrer à de longs, fastidieux et compliqués calculs dont le sens profond est de donner une valeur à des probabilités de gains ou de pertes. Les comptes que je lui présente doivent aussi flatter sa vanité tant il est vrai qu’un homme riche aime à le paraître. Mais l’exercice est bien délicat : tantôt mon maître ne veut pas montrer toute sa richesse par crainte du percepteur ou de ses associés, tantôt sa vanité le guide. En devinant bien ses désirs et en les prévenant je me hisse ainsi de la science à l’art comptable. Et pourtant je reste incompris sauf par les membres avertis de ma corporation : mon maître semble ne pas saisir mes propos non plus que mes calculs et s’en offusque sûr qu’il est de connaître mieux que moi de combien il est riche. ».
Ces discours auront eu l’avantage certain de faire ressortir les ressorts fondamentaux de l’action humaine : si la volonté de puissance guide l’action des personnes publiques, la cupidité régit les particuliers. Mais rien n’est tranché ni définitif car le Prince peut être avare et le bourgeois ambitieux de sorte que ces passions se combinent chez chacun pour en former le caractère. Il faut entrer dans le détail des techniques que pratiquent les comptables publics et privés.
Si la comptabilité est limitée à l’enregistrement des sommes dépensées ou à dépenser et des recettes encaissées ou acquises, aucune raison n’existe plus de cette incompréhension. Sur ce point, les techniques de la comptabilité restent inchangées selon que l’on est dans une entreprise ou chez une personne publique : chaque opération est inscrite « en partie double » dans les comptes ouverts à cet effet. L’on objectera, bien entendu, que c’est presque vrai puisque les collectivités publiques ne disposent pas toutes d’un plan comptable révisé et que l’on n’utilise donc pas les mêmes comptes. Il reste cependant que tous les comptables enregistrent les dépenses et les recettes de façons très voisines et sur ce point s’accordent.
Il convient ainsi d’aller chercher dans le budget la distinction essentielle entre les comptabilités publique et privée. Le Prince ne peut, pour une année donnée, que dépenser l’argent mis à sa disposition. Lui procurer cet argent et lui permettre de le dépenser selon ses vœux constitue ce que notre droit moderne appelle la procédure budgétaire. Il faut alors agir avec doigté pour ne pas trop mécontenter le peuple contributeur et pour satisfaire le Prince. Pour éviter les révoltes, l’on évitera en particulier de présenter trop de dépenses mal ressenties qui se renouvellent chaque année. Si le Prince a perdu la guerre et qu’il doit rançon, l’on s’arrangera ainsi pour la payer en 5 ans et l’on n’annoncera et ne prélèvera que le cinquième de la dépense correspondante chaque année. L’on voit ici que le souci premier du budget n’est pas de mesurer la fortune du Prince. Si tel était le cas, il faudra alors prévoir la rançon pour son tout dans les dépenses. En jargon comptable, l’on dira que la règle de l’annualité budgétaire s’oppose, pour les dépenses de fonctionnement, au principe de prudence que les comptables privés doivent observer rigoureusement.
Et l’on retrouve trace de cette différence de conception dans la présentation annuelle des comptes. Chez le particulier, l’état et la composition de la fortune sont retracés dans le bilan et son accroissement ou sa diminution est expliqué par le compte de résultat. Bilan et compte de résultat sont les documents dont la lecture doit permettre de tout connaître d’une fortune. Chez la personne publique, ces documents passent largement au second plan : ce qui importe, c’est le compte administratif. De ce document, l’on peut déduire – et c’est même sa raison – combien d’argent a été dépensé, pour quels usages et comment on se l’est procuré.
Mais, au delà de la différence d’objet des comptabilités publique et privée que chacun peut saisir en fournissant le léger effort nécessaire, il faut souligner que par leurs traits, les comptables de ces secteurs sont frères. Ils partagent cette tristesse qui n’appartient qu’à ceux dont toute l’activité consiste à s’occuper de l’argent d’autrui. Peut-être le comptable privé est-il ici avantagé puisqu’il n’est pas soumis à la torture de manier l’argent mais l’on peut aussi supposer que c’est là une grande consolation et il faut se garder d’opiner fermement sur cette dispute. Ils ont aussi en commun l’incompréhension qu’ils rencontrent en dehors de leur cercle restreint d’initiés : bien qu’ils parlent d’argent, sujet que tout homme normalement constitué est apte à entendre, leurs comptes restent toujours obscurs pour le profane. Ne soyons pas injuste et reconnaissons que l’exercice est bien difficile : quel particulier exposera honnêtement sa fortune et quel prince rendra compte franchement de sa gestion ?