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La banlieue

Je connaissais aussi fort bien un immense lotissement créé par la Compagnie du Nord, l’œuvre d’un urbaniste d’avant-garde et fort réputé. Le plan était d’une prétention inégalable avec des avenues aux noms patriotiques ronflants qui se lovaient autour d’une pièce d’eau pompeusement dénommée LE LAC comme les talus plantés d’herbe et de rangées de saules-pleureurs s’intitulaient LE PARC (on avait abattu je ne sais combien d’hectares d’un vrai parc, dont une chênaie célèbre, celle où Diderot donnait rendez-vous à Sophie, probablement transformée en traverses de chemins de fer à la suite de toute une série de tractations secrètes et de combinaisons louches et de pots-de-vin pour pouvoir construire du nouveau sur table rase !). J’attrapais un torticolis chaque fois que je voulais déchiffrer ce plan dressé comme un arc de triomphe à l’entrée de cette cité-modèle réservée aux cheminots. Il y avait là de 12 à 15 000 âmes. Une cité pour les célibataires et une pour les gens mariés et entre les deux une place en forme d’étoile. Les terrains de sport abondaient entre ses branches qui portaient chacune, en façade sur la place, un bâtiment d’intérêt public : LE FROEBENALIA, qui était tout simplement une crèche pour enfants ; le FEMINARIUM, qui n’était rien d’autre qu’une salle de visite pour les femmes enceintes où se tenait une infirmière appelée « Assistante sociale » ; le REFECTORIUM était la cantine des célibataires ; chose étonnante l’école s’appelait L’ÉCOLE, mais le cinéma était baptisé SALLE DES FÊTES. A cause de cette curieuse disposition en forme d’étoile de la grande place de l’endroit et de l’emmêlement en spirale du tracé des grandes avenues c’était tout un voyage de se rendre d’un quartier à l’autre. Les centaines, les milliers de pavillons étaient d’une architecture déséquilibrée, aux formes extravagantes, avec des portes et des fenêtres absurdes ou inutiles et des marches superfétatoires et des fausses vérandas et des angles rentrés et des balcons soufflés et des profils en accordéon et des façades en redans et des toits en damier et des perspectives en trompe-l’œil. Démence et prolifération, mais on avait voulu faire moderne et pour aller jusqu’au bout de son esthétique l’hurluberlu officiel et diplômé qui avait conçu cette foutaise n’avait pas craint de lâcher les couleurs en liberté en n’employant que des badigeons criards : jaune canari, bleu de Prusse, sang de bœuf, vert épinard, ce qui faisait très Salon d’Automne, assurément ; mais hurlait d’autant plus fort que ce lotissement était édifié aux confins de l’Île-de-France, là où le paysage s’harmonise dans les gris, les bleusailles argentées et les verts tendre. Mais il n’y a pas pires ganaches que les pompiers de l’avant-garde, surtout en architecture ! et pour montrer son savoir-faire et prouver qu’il n’était pas en retard sur les conceptions de l’étranger en matière de confort et d’hygiène, notre fervent urbaniste avait même prévu un circuit d’eau chaude qui alimenterait tous les pavillons des cheminots, mais dont la distribution ne se faisait que deux fois par jour, matin et soir, et à la sonnerie d’un clairon (sic), restriction française et sens poussé à l’extrême de l’économie, cette vertu nationale. Je ne charrie pas. Je jure que j’étais chaque fois étonné de voir évoluer dans un milieu aussi factice pour ne pas dire abstrait, des personnages biens réels, des gens de chez nous, des cheminots retour de travail, qui sont des gars plutôt costauds, des lourdes maritornes, avec des ventres, des pétassons et des nichons, et je me demandais avec inquiétude comment ces braves gens faisaient pour s’adapter ou s’accommoder d’un pareil échantillonnage de foire ou d’exposition. Au bout d’un an ou deux, j’eus la réponse. La Compagnie du Nord avait risqué des millions dans cette cité-modèle. Les journaux en avaient parlé. Tous les jours, c’était un défilé de visiteurs officiels et de délégations. L’architecte-urbaniste inondait la presse de communiqués et encombrait les revues d’articles et de photographies. Il faisait des conférences. On avait même tourné un documentaire qui avait passé dans tous les cinémas. Mais malgré ce tam-tam qui montait chaque détail en épingle, l’ensemble n’était que tape-à-l’œil, frime et camelote. Les matériaux ne tenaient pas. Les maisons n’avaient pas de fondations. LE LAC, LE PARC, le circuit embrouillé des avenues, et les plantations de saules-pleureurs, tout cela n’était que camouflage pour masquer que le lotissement était établi sur le fond malsain d’un ancien marécage. L’eau suintait de partout, giclait au moindre coup de bêche dans les jardinets, et gagnait les murs. C’était de l’escroquerie. Il n’y avait pas de caves. Les planchers se gondolaient. Les brillants badigeons s’écaillaient et les surfaces ripolinées champignonnaient. Les portes se coinçaient dans leur chambranle et les fenêtres ne jointaient plus. (En 1935, j’ai trouvé des manques du même ordre à bord du Normandie.) Comme l’architecte diplômé avait oublié les buanderies, chaque pavillon était maintenant affligé sur l’une ou l’autre de ses faces d’une verrue : appentis, lavoir improvisé, hangar, construction branlante faite de n’importe quoi et maintenue en équilibre n’importe comment, de même que dans chaque jardinet du lotissement on avait édifié au moins une guitoune en planches ou en carton pour les lapins, les poules, le chien, l’outillage, la barrique de vin (puisque l’on n’avait pas de cave !) et pour pouvoir bricoler à l’abri quand l’envie vous en prenait le dimanche après-midi. A défaut d’une plaque de tôle pour former auvent, les ménagères collaient leur lessiveuse et leurs chaudrons sur deux briques, les accotaient au mur de leur maison et allumaient un feu par en dessous. Toutes les façades cubistes des pavillons modernes sont aujourd’hui noircies de suie et salies par les traces de fumée. Toutes les poignées de portes sont arrachées, les cheminots ayant de trop grosses pattes pour les élégantes serrures de style qu’on y avait placées. Manier toute la journée le tire-fond, le cric, la pelle et la pioche ou tirer sur les leviers de commande des aiguillages alourdit la main, on n’a pas le doigté délicat dans la corporation, un bec-de-cane en métal non ferreux ne résiste pas, pas plus que n’ont pu résister au poids des mécaniciens et des chauffeurs de locomotives qui sont de gros gaillards, mais qui ont besoin de se détendre après leur tournée d’éreintant, d’épuisant labeur, et l’on se laisse tomber tout d’une pièces dans un fauteuil, les fauteuils en contreplaqué du cinéma, pardon, de la SALLE DES FÊTES. Au bout de peu d’années, cette cité-modèle édifiée à si grands frais par la Compagnie et réservée au cheminots, qui sont une des élites du prolétariat, ressemblait aux autres amoncellements de décombres et de saletés de la zone. Ce n’était plus une cité viable, nouvelle, mais une pouillerie de plus. Est-ce que cette scandaleuse aventure a au moins servi de leçon à notre urbaniste décoré ? Non, puisqu’il récidive ailleurs et que dix ans plus tard il pérorait encore à la tribune des Ambassadeurs. Il est vrai qu’il affirmait qu’il fallait éduquer le peuple, alors que c’est lui qui a tout à apprendre du peuple, ses besoins et sa façon de vivre, et, primo : qu’un lotissement doit être construit pour les hommes et non pas que les hommes doivent se plier aux règlements d’une administration anonyme qui leur distribue l’eau parcimonieusement et,… au commandement d’un clairon ! La malhonnêteté intellectuelle qui mène droit à l’Académie ou à l’Institut est encore une de ces vertus bourgeoises pour ne pas dire nationale. Ah, les salauds !… Au cœur et aux portes de Paris.

Blaise Cendrars – Troisième Rhapsodie gitane : la Grand’Route

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